Dans une série noire, JP Manova serait le mystérieux homme de réseau, celui dont le carnet d’adresses ouvre toutes les portes sans que l’on connaisse l’origine de son étrange magnétisme. Installé au creux du rap français depuis plus de vingt ans, producteur, compositeur, ingénieur du son, JP Manova est un faiseur de rois. Après une carrière dans l’ombre de la crème du rap lettré hexagonal (MC Solaar, Rocé, Flynt, Deen Burbigo…), le Parisien a ménagé son entrée dans la salle du trône avec 19h07, un premier album que les amateurs n’osaient plus espérer. Il y écrit l’épisode central d’une saison parsemée de coups d’éclat, un récit passionnant habillé de productions haute couture entre soul et musiques électroniques, la seule élégance qui sied au parrain.
JP Manova est à l’affiche de Rock en Seine ce dimanche 28 août, sur la Scène Ile-de-France à 20h30.
Nous l’avons rencontré…
Est-ce qu’avoir travaillé avec autant d’artistes au fil des années est un avantage ou un frein ?
JP Manova : Les deux. Et c’est une très bonne question ! Cela a fait nécessairement partie de mon questionnement. Je n’ai pas réellement réfléchi en matière de « Tout a été dit ou fait », mais plutôt en terme de « ce qui va être dit ou fait. » En clair : est -ce que cela peut être entendu ? C’est d’autant plus légitime au vu de la capacité qu’a cette époque à noyer toute personne essayant d’injecter du son dans un flux de médias de masse pas forcément contrôlable ! Je me suis naturellement demandé si je n’allais pas me heurter à une gigantesque perte de temps… Heureusement, c’est l’amour qui a triomphé ! (rires)
Tu dis souvent qu’ »un morceau ne se finit pas, il s’abandonne ». Que veux-tu dire par là ?
Tant qu’on continue sur une chanson, on la change. Si on modifie au mois de juillet des paroles, un couplet ou la structure du refrain d’un morceau composé en mars, ce n’est plus le même. Il faut l’abandonner au mois de mars pour qu’il soit lui-même. Et en faire un autre.
Elle était peut-être aussi la difficulté pour vous après toutes ces années « dans l’ombre » : l’abandon de vos chansons…
C’est ça. Mais cela demande beaucoup de connaissance de soi et de sacrifice. Avant qu’elles sortent, les chansons sont notre seul rapport au public qu’on n’a pas encore rencontré. On ne fait alors qu’envisager une personne, on la sublime, on a envie de donner le meilleur de soi pour elle. C’est comme une chemise que l’on repasse un peu trop… (rires)
Tu as pris ton temps pour sortir ton premier album. Est-ce qu’il t’en faudra autant pour le second ?
Non. Sans doute parce que le plus dur c’est de faire le premier. J’ai toujours produit, j’écris et je compose très vite. Je l’ai toujours fait pour les autres. Il y a une période où les gens qui avaient besoin d’un texte passaient me voir et en une après-midi c’était plié. J’ai désormais fait mes présentations avec le public, je suis là et j’ai envie de proposer autre chose de manière assez régulière. Je suis conscient qu’il y a encore beaucoup de choses à amener et à construire. Aujourd’hui je joue sur une petite scène de Rock en Seine mais j’ai bien envie de revenir l’année prochaine avec un nouvel album, qui sera sorti dans le courant de l’année.
Il y a combien de morceaux sur votre ordinateur qui sont encore inédites ?
Je ne sais pas. Peut-être une cinquantaine. Mais il n’est pas dit que je les sorte un jour.
Exactement, tu dis régulièrement que tu ne veux pas faire d’un album un vide-grenier…
Je vis des choses nouvelles actuellement et j’ai envie de voir les choses comme un papier buvard, c’est-à-dire de me nourrir d’expériences inédites. J’entends aussi des choses nouvelles, notamment à travers mes voyages. Forcément, j’ai envie que ma musique en soit le reflet. Si je ne suis pas honnête avec moi-même… Mais peut-être qu’un jour, j’aurai vocation à les sortir. Je réécoute parfois certains titres, il y en a que j’aime beaucoup mais ce n’est pas nécessairement ce que j’ai envie de véhiculer actuellement ou de régurgiter de ma compréhension de l’époque. Je ne ressens pas l’appel de les sortir en ce moment. Il y a une réédition de mon album « 19h07 » qui arrive, avec 5 nouveaux titres. Parmi ceux-là, il y a une chanson que j’ai écrite au début des années 2000.
Est-ce que le piège, et je ne parle pas seulement du rap mais de la musique en général, n’est pas de commenter l’actualité sans vraiment l’incarner ou donner un point de vue ?
Est-ce que le rôle de la musique est de parler de l’actualité ou de donner des réponses ? Je préfère poser des questions. Si j’ai des réponses, j’arrête tout de suite la musique et je me lance en politique. Avant même de penser au discours, j’ai envie de m’éloigner du rap dogmatique dans lequel il y a un avis tranché sur une thématique. J’envisage totalement que des gens qui sont sensibles avec ma musique soient en total désaccord avec moi sur certains sujets. On peut en parler, en débattre. Ce qui compte, c’est qu’il y ait un échange, un débat, que ce soit permis. Je me garderais bien d’être trop dogmatique. Certains diront sans doute que je ne me prononce pas assez… En tout cas je ne pense avoir vocation à donner des réponses, mais plutôt à poser des questions.
Tu as un rapport étrange avec la consommation/production de musique d’une lucidité assez étonnante. Il y a une forme de modestie exacerbée, qui peut verser parfois dans le fatalisme…
Peut-être. Je vais sans doute réfléchir là-dessus ! (rires) Disons que je ne suis pas spécialement dupe de la petite notoriété que j’ai gagnée depuis un an. Même si je n’en suis pas mécontent, je ne considère pas cela comme une fin en soi. Mais j’ai eu la chance de rencontrer des gens, qui ont vraiment marqué l’époque et qui m’ont vraiment influencé, qui font preuve d’une telle humilité… Quand je rencontre le contrebassiste Ron Carter, un monument du jazz, qui s’excuse presque d’être là alors qu’un autre chanteur populaire se la pète complètement… (rires) Je réfléchis à la notoriété et au fait de ne pas être anonyme. Je sais que l’on peut s’enflammer très vite et croire que l’on peut jouer un rôle. J’ai suffisamment de recul. C’est peut-être aussi le fait d’avoir attendu si longtemps pour sortir un album.
Que t’inspire cette citation : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’ images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » ?
C’est Guy Debord, dans sa critique de « La Société du spectacle ». J’ai commencé à lire cet auteur à 20 ans. C’est peut-être à cause de lui que j’ai trouvé la notoriété et tout ce système un peu ridicule ! (rires) J’ai commencé à lire Debord avec « In girum imus nocte et consumimur igni ». C’est un palindrome latin qui signifie « Nous tournons en rond dans la nuit, nous sommes dévorés par le feu. » Il parlait des publicitaires et de la manière dont le consommateur devient dépendant et même responsable de la société sur laquelle il n’a pourtant aucune prise. Forcément, si je me suis posé ces questions à 20 ans, vingt ans plus tard… Je n’en suis pas revenu. J’ai mieux compris la vie en intégrant cette vision du spectacle. Je relis régulièrement Debord, cela m’a aussi permis d’intégrer le spectacle à ma façon et d’avoir assez d’armes pour ne pas me dénaturer.
Je te cite des paroles de ta chanson « Sankara » : « Sur ce dont souffre l’Afrique, ta démarche elle-même / Te renverra à la porte de Thomas Sankara / Là, tu verras s’ouvrir sur une plaine de raison pure…
(Il continue les paroles)…Qui passe l’envie d’en rire, tu peux en être sûr / Une vérité qui éclate au visage sans trucage / Ni mascara, la sincérité d’une voix sans carat. »
Au-delà de la beauté des paroles, c’est aussi une porte ouverte, offerte vers la pensée de Sankara, sa vie. C’est une manière de pousser à découvrir. C’est important de créer ces passerelles de connaissance avec le public ?
C’est capital. Il faut que cela reste aussi au stade de la proposition. J’ai envisagé cette chanson d’abord comme une poésie, une ode à quelqu’un qui m’inspire, pas seulement parce que je suis noir mais aussi pour son universalisme, parce qu’il touche au-delà des couleurs. Il avait une vraie vision pour le monde. D’ailleurs, j’ai découvert hier une phrase de Sankara que je connaissais pas. Cela donne quelque chose comme : « Il va falloir que l’on se prenne en mains pour savoir dans quel monde on veut vivre. Du champagne pour peu ou de l’eau potable pour tous. » Dans Sankara, je lis de l’amour pour le genre humain. Il est né au Burkina Faso, mais ce qu’il dit peut toucher aussi bien un Russe ou un Italien. Sankara n’est pas seulement un mentor, il est aussi une source d’inspiration. Si à mon petit niveau, je peux permettre de faire la rencontre avec Sankara, avec ce qu’il a dit et fait, tant mieux. Une des plus belles récompenses avec mon album, ce sont les messages de gens qui me remercient de leur permettre de l’avoir découvert.
Propos recueillis par Thomas Destouches