Avec leur quatrième album, le solaire Blue Skies, le groupe américain Dehd s’est rappelé à notre bon souvenir musical. Et ça fait du bien…
Le processus créatif est toujours différent d’un groupe à l’autre. Quel est le vôtre ?
Emily Kempf : Nous écrivons tout le temps. Tous les trois nous sommes des personnes très intuitives. Ensemble, nous le sommes encore plus. Concrètement un de nous commence à jouer une mélodie et les deux autres suivent. Nous suivons la chanson qui se crée. Puis l’un de nous se met à chanter par-dessus. Nous partageons l’espace. Quand vient le temps d’enregistrer, nous regardons toutes les chansons créées et là nous nous mettons à réécrire avec un but précis.
Jason Balla : Nous avons nos ingrédients : la basse, la guitare, la batterie et la voix. Si nous faisions de la peinture, je dirais que nous ne commençons pas par dessiner le paysage. Nous partons de là où nous sommes, du premier coup de pinceau, peu importe où il a été donné. Cela part donc beaucoup de l’intuition et des tripes. Le temps aidant, nous sommes devenus forcément un peu meilleurs à ce que nous faisons. Et nous avons aussi appris avec les années à ne surtout pas nous censurer. Chaque idée, toutes les idées sont prises et développées. Les coupes, les arrêts, les choix, c’est pour après, quand on se lance dans le montage de la chanson, dans son façonnage. Mais dans un premier temps, nous explorons, nous essayons de découvrir la chanson.
Emily Kempf : Je pourrais rapprocher notre processus de l’écriture automatique. Et tout se passe de façon très démocratique au sein du groupe. Il faut que nous soyons tous les trois d’accord pour une chanson. Heureusement il n’y a jamais de bataille entre nous. Nous laissons à chacun la liberté de proposer, de défendre une idée jusqu’au bout. Mais il faut l’unanimité. Bien évidemment, je pleure parfois des chansons que j’aimais et qui n’ont pas vu le jour. C’est sans doute parce que je suis la plus dramatique du groupe ! (rires)
Avez-vous eu plus de temps pour écrire et produire Blue Skies, votre dernier album ?
Jason Balla : Nous avons eu moins de temps pour écrire mais davantage pour l’enregistrer. Quand nous commençons à développer les chansons, mon esprit se divise vraiment en deux. Je fais partie du groupe en tant que musicien mais je suis aussi le producteur, l’ingénieur derrière la console. Avoir plus de temps pour l’enregistrement m’a permis de donner un peu plus d’espace à ces deux esprits. Pour notre premier album, c’était complètement différent. Nous répétions dans la salle prévue à cet effet et, dès que le groupe de métal avait fini une chanson dans le studio, nous courions là-bas, nous enregistrions le plus vite possible et nous quittions les lieux dès qu’ils avaient fini de boire leurs bières ! (rires)
Emily Kempf : Honnêtement je ne sais pas si ce temps plus long d’enregistrement a eu un effet sur l’album. Mais je sais que ça a eu un impact sur notre stress. Nous étions beaucoup moins angoissés. Nous nous sommes aussi rendus compte que c’était tellement plus fun d’avoir du temps !
Jason Balla : Cela ouvre aussi de plus grandes opportunités, comme d’essayer tout simplement des choses.
Blue Skies fait penser à un premier album avec cette liberté apparente, cette énergie, cette capacité à surprendre celui qui écoute en prenant des déviations inattendues. Mais il sonne aussi comme un disque de gens expérimentés...
Jason Balla : Je comprends tout à fait. Nous essayons de conserver une sorte de dimension un peu amateur. Nous n’aimons pas quand tout est trop parfait. Nous essayons de faire de la musique qui garde une dimension humaine. Et nous sommes devenus meilleurs à cela avec le temps. Nous savons faire cela désormais. Il faut connaître les règles pour mieux les enfreindre !
Emily Kempf : Ma mère fait de la peinture réaliste. J’adore la regarder faire des tableaux parce que je vois les différentes étapes. Et quand elle arrive à un certain point, on voit sur ses toiles la construction très précise se chevaucher avec la peinture en train d’être appliquée. On voit les fondations et le tableau en même temps, le squelette et la chair d’une certaine manière.
J’ai écouté Blue Skies dans mon salon, les fenêtres ouvertes sur un soleil resplendissant. Et votre disque m’a donné envie de l’écouter en roulant dans une voiture, les fenêtres baissées, avec le soleil inondant tout dehors. Votre disque est plein de lumière, d’optimisme d’une certaine manière. Avez-vous conçu cet album pour contrer la lourdeur du monde qui nous entoure ?
Jason Balla : Très clairement, oui.
Emily Kempf : Oui, le monde craint. Mais ça va toujours puer et nous aurons toujours besoin d’espoir et d’amour. Nous ne sommes pas immunes à la douleur et aux conneries. C’est facile pour nous d’écrire des chansons sur l’amour et l’espoir. Donc nous allons continuer. Blue Skies est très exactement ça. Il passe ce message : « Cela va être une bonne journée et, si tel n’est pas le cas, je vais réussir à passer à travers elle. »
C’est votre quatrième album. Quand on arrive à ce stade, est-ce qu’on a le sentiment ou plutôt l’objectif de construire une œuvre cohérente ?
Jason Balla : Chaque album a été l’occasion de nous améliorer. Une carrière comprend toujours des périodes, le son évolue, les idées se réalisent au fur et à mesure.
Emily Kempf : Tous nos albums ont la même personnalité. C’est Dehd du début à la fin. Mais chaque album correspond à une période particulière. Chacun est comme un cliché d’un enfant à différente période de sa vie.
Il y a plusieurs étapes dans la création d’une chanson. L’écriture, la production… Est-ce que la production est une forme d’écriture, de réécriture d’une chanson ?
Jason Balla : Un peu. J’en reviens toujours à cette analogie de la chanson au coin du feu. Autour du feu, on peut passer la guitare à chacune des personnes présentes et chacun livrera une version différente de la chanson. Une personne en fera une version dépouillée, une autre… Pour Blue Skies, j’ai vraiment abordé les chansons comme si elles devaient être jouées autour d’un feu de camp. Tout a vraiment été fait pour créer cette base, de revenir à l’essentiel. Mais ce sera très probablement différent pour le disque suivant.
Emily Kempf : Produire, c’est vraiment polir. On fait gonfler à bloc ou on dépouille une chanson.
Vos clips sont très spéciaux, toujours originaux. Et un clip, c’est aussi une manière de dépeindre visuellement une chanson. Quel est votre approche du clip ?
Emily Kempf : Nous approchons le clip comme le reste : en restant le plus intuitif possible. Nous n’essayons pas de coller aux paroles. La musique et le clip sont comme deux mondes parallèles. Pour chaque clip, j’ai une idée, des images dans ma tête. J’appelle alors mes amis qui font les clips avec moi pour échanger avec eux. Puis j’en parle au reste du groupe et je leur propose. J’ai des idées dans la tête et j’essaie de trouver les moyens de les réaliser. Je suis assez bonne dans ce domaine.
Vous êtes à Rock en Seine pour un concert. Quand vous écrivez une chanson, avez-vous déjà en perspective de la jouer en live, sur scène ?
Jason Balla : J’avais particulièrement cela en tête pour Blue Skies ! Nous avons passé tellement de temps loin de la scène à cause de la pandémie. Quand nous sommes revenus en studio pour l’album, que nous avons pu à nouveau faire de la musique très fort, crier derrière le micro, il y a eu quelque chose comme une réalisation. Nous nous voyions déjà sur scène à faire ces chansons. Et par beaucoup d’aspects, nous sommes vraiment un groupe de concert.
Emily Kempf : C’est grisant de revivre ces chansons écrites et enregistrées en studio devant un public.
Propos recueillis par Thomas Destouches